Rencontre avec Valentine Goby : Kinderzimmer (Ed. Actes Sud)Rencontre avec Valentine Goby : Kinderzimmer (Ed. Actes Sud)

Dimanche 24 novembre 2013 au Salon du Livre et de la BD de Creil, j'ai eu plaisir d'animer un entretien avec Valentine Goby au sujet de son huitième roman, Kinderzimmer (Ed. Actes Sud), "la chambre des enfants" en allemand. Ce livre nous emmène à Ravensbrück, au nord de l'Allemagne nazie, dans le camp de travail réservé aux femmes. Elles sont 40 000 en 1944, l'année où Mila, héroïne fictive du roman, une jeune libraire dont les faits de résistance ont été dénoncés, y est déportée. Elle est alors enceinte de quelques semaines et va conduire sa grossesse jusqu'à cette Kinderzimmer.

Tout commence par une scène de témoignage classique, celui de Suzanne Langlois - l'autre nom de Mila - qui s'exprime devant une classe de lycéens, soixante ans après sa déportation. Elle déroule un discours bien rôdé jusqu'au moment où une jeune femme demande innocemment : "quand avez-vous compris que vous alliez à Ravensbrück ?". Cette question, en apparence anodine, ouvre une brèche dans l'esprit de Mila qui ne se l'était jamais posée auparavant. Elle implique pour elle de devoir raconter son expérience comme elle l'a traversée, et non avec la "science du témoin" qui connaît la fin de l'histoire...

 

Rencontre avec Valentine Goby : Kinderzimmer (Ed. Actes Sud)Rencontre avec Valentine Goby : Kinderzimmer (Ed. Actes Sud)

Valentine Goby nous entraîne aussitôt après dans un récit au présent, au cours duquel le lecteur accompagne Mila dès son arrivée au camp, et partage avec elle l'état d'ignorance de ce qui va venir. "C'était vraiment le territoire sur lequel j'avais envie que l'on soit ensemble, souligne Valentine Goby. Il s'agissait d'être avec ces femmes, nous, les générations qui viendront, tous ceux qui sont à jamais des innocents... Je voulais que nous franchissions cet abîme qui nous sépare du témoin. La littérature permet cette utopie de déconstruire le temps et de revenir dans une sorte d'hyper présent."

L'une des premières choses que Mila va devoir apprendre à Ravensbrück, c'est son langage spécifique. "Nommer, ça va venir, ça vient pour toutes. Le camp est une langue." Ce lieu est celui d'une réalité telle qu'il n'en existe nulle par ailleurs, il faut de nouveaux mots pour l'exprimer et un vocabulaire qui n'est pas forcément compréhensible de l'extérieur.

Mila doit aussi apprendre à comprendre ce corps qui porte un enfant et dont elle ignore tout, ce ventre, "la grande lacune du dedans". Elle n'a pas eu de mère pour lui transmettre ce savoir. Valentine explique que "l'effroi du camp se double d'un effroi intérieur. On pense que le corps est un refuge mais il ne l'est à aucun moment".

Être enceinte dans le camp où l'on ne doit jamais faiblir est en effet une très mauvaise nouvelle. Jusqu'en septembre 1944, les femmes y sont avortées, même enceintes de huit mois, et les bébés tués à la naissance. La Kinderzimmer existe seulement dans les quelques mois qui précèdent mars 1945, et personne n'en connaît l'existence à l'exception de celles qui y laissent leur enfant.

Rencontre avec Valentine Goby : Kinderzimmer (Ed. Actes Sud)Rencontre avec Valentine Goby : Kinderzimmer (Ed. Actes Sud)

Cet endroit n'est pas une pouponnière confortable et le plupart des nourrissons y meurent avant l'âge de trois mois. Il reste malgré tout un ilot complètement improbable au cœur de la dévastation. "Ce roman n'est pas là pour ajouter des atrocités à celles que nous connaissons déjà, insiste Valentine Goby. C'est un roman qui raconte l'extraordinaire résistance d'une communauté de femmes, qui se relaient pour accompagner la vie de ces bébés qui ne dure pas. C'est une histoire de lumière et de liberté."

À Ravensbrück précisément, "vivre est une œuvre collective" et c'est une somme de petits gestes souvent dérisoires, qui permet à ces prisonnières de résister au quotidien. "Il était important pour moi d'accumuler des scènes qui peuvent paraître insignifiantes, mais qui ont un poids énorme pour des femmes dont la survie relève de la minute".

Le prodige de cette histoire, c'est de nous donner à voir le camp, non comme le lieu d'une négation absolue de la vie, mais comme "un pan du monde où la vie s'accomplit comme ailleurs." Selon Valentine Goby, "elle dépasse ainsi son cadre historique et géographique, et nous prouve que nous avons en nous des possibilités infinies de renaissance et de lutte, et que la collectivité humaine a une force extraordinaire."

Rencontre avec Valentine Goby : Kinderzimmer (Ed. Actes Sud)Rencontre avec Valentine Goby : Kinderzimmer (Ed. Actes Sud)

À la question de la légitimité de l'écrivain à s'emparer d'une histoire pareille, Valentine Goby explique qu'elle s'est beaucoup interrogée. Le projet de ce livre est né suite à sa rencontre avec un homme qui fut l'un des trois enfants français nés à Ravensbrück et rescapés du camp (une trentaine au total ont survécu sur les 522 naissances). Il lui a fallu deux ans de recherches et de rencontres pour mieux cerner ce sujet sur lequel les informations étaient rares.

Marie-José Chombart de Lauwe, la puéricultrice française de la Kinderzimmer, a accepté d'entrer dans ce projet avec une circonspection légitime, puis avec confiance. Cette permission était nécessaire à la romancière, de même que la bénédiction qui a suivi la lecture de son manuscrit. Valentine Goby sentait que cette histoire s'adressait à elle et - sans se substituer aux témoins - souhaitait l'écrire telle qu'elle aurait voulu qu'on la lui raconte : au présent.

 

"Il faut des historiens, pour rendre compte des événements ; des témoins imparfaits, qui déclinent l'expérience singulière ; des romanciers, pour inventer ce qui a disparu à jamais : l'instant présent."

 

 

 

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