Jean-Yves Le Naour : blessés psychiques de la Grande Guerre et soldats fusillésJean-Yves Le Naour : blessés psychiques de la Grande Guerre et soldats fusillés

Jean-Yves Le Naour, docteur en histoire spécialiste de la Grande Guerre et auteur prolifique sur le sujet a participé à deux débats que j'ai eu le plaisir d'animer lors du 4e Salon du livre d'Albert et du Pays du Coquelicot.

Jeudi 15 octobre 2015, une projection de son documentaire Quand la Grande Guerre rend fou, co-réalisé avec Grégory Laville en 2014 et diffusé sur France 3, était organisée au cinéma d'Albert. Le film, tiré de son ouvrage Les soldats de la honte (Ed. Perrin, 2011), évoque les blessés psychiques de la Première Guerre mondiale, victimes trop souvent méconnues. (Voir le documentaire ci-dessous, conçu à partir d'archives médicales édifiantes).

Pourtant - et dès le début des combats - le phénomène est sans précédent. Aucune statistique officielle ne permet d'en donner la mesure mais Jean-Yves Le Naour estime à au moins 100 000 le nombre de  "ces « blessés nerveux » et autres commotionnés de la Grande Guerre qui n'ont jamais eu droit à la reconnaissance publique parce qu'ils n'étaient pas tout à fait des blessés comme les autres."   

 

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Au départ, le corps médical militaire s'enferme dans un déni manifeste : "La guerre, que l'on présente comme régénératrice dans les premiers mois du conflit, n'y est pour rien". On considère ces patients comme des simulateurs ou des individus prédisposés à ce type de troubles. Puis les médecins, démunis devant tant de soldats paralysés, tremblants, pliés en deux, aveugles, prostrés... cherchent à leurs traumatismes une origine organique. On développe ainsi la théorie du "vent de l'obus" (obusite ou shell shock) selon laquelle le souffle provoqué par les explosions secouerait la boîte crânienne au point d'entraîner une commotion cérébrale.

 

Émotion ou commotion ? La blessure est-elle d'ordre psychique ou physique ? Deux camps s'affrontent mais "les mécanistes ne cessent de perdre du terrain au profit des psychogénistes, qui l'emportent définitivement en 1916". Soulignons que tous les états belligérants sont concernés par cette problématique, et qu'ils peinent de la même façon à l'analyser. La tension monte d'ailleurs entre les sociétés savantes des pays ennemis : "C'est que la science est en guerre, elle aussi, et la neurologie un front comme les autres."

 

Lorsque le caractère psychique de la blessure est enfin admis, les désaccords persistent. Le Dr Babinski, chef de service à La Pitié et éminent neurologue, défend la théorie du pithiatisme. Le soldat serait malade par autosuggestion. Il faudra donc employer des thérapies de contre-suggestion pour le traiter : "Persuade toi que tu peux guérir et tu guériras." Au Grand Palais transformé en hôpital, le Dr Massacré distribue ainsi à ses patients des consignes sous forme de tracts : "Hâte-toi de guérir, la France a besoin de toi."

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"Deux méthodes s'imposent alors qui reflètent l'ambiguïté du corps médical face à la guerre, entre secours à l'humanité en souffrance et exigence patriotique de la guérison la plus prompte pour renvoyer les soldats au front." La fin justifie les moyens quand il s'agit de remettre en première ligne les "déserteurs psychiques" et autres "embusqués du cerveau"Pour ceux qui "ne veulent pas" guérir, on emploie l'électrothérapie ou le "torpillage", méthode brutale pratiquée notamment par le Médecin-major Clovis Vincent, brillant neurologue de Tours. La guerre semble alors un gigantesque territoire expérimental.

 

C'est le 1er août 1916 que commence le procès du zouave Baptiste Deschamps, accusé d'avoir agressé le Dr Vincent. Lassé par de nombreux traitements impuissants à redresser sa colonne vertébrale, Deschamps a refusé avec vigueur l'électrothérapie. "Imperceptiblement, c'est le débat de l'affaire Dreyfus, dans une version médicalisée, qui se rejoue, la question de savoir si la justice passe avant ou après la raison d'État." L'affaire fait grand bruit et soulève une question importante : en temps de guerre, un patient peut-il refuser de se soumettre à un traitement comme il en a le droit en temps de paix ? Le Conseil de guerre ne condamne Deschamps qu'à six mois de prison avec sursis, sans doute pour calmer les esprits.

 

La plupart des soldats traumatisés parviennent à se rétablir mais en 1917, le corps médical est toujours impuissant à en soigner certains. "Il faut donc se résigner à réformer, à se débarrasser de la mauvaise graine qui persiste à ne pas guérir." De nombreux malades, comme Baptiste Deschamps, sont renvoyés chez eux sans pension d'invalidité. Pour que le stress post traumatique, dont sont victimes tous ces "soldats de la honte", soit reconnu comme une blessure de guerre, il faudra attendre... 1992.

 

 

Quand la Grande Guerre rend fou - Documentaire de Jean-Yves Le Naour et Grégory Laville
Courrier Picard - 17 octobre 2017

 

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Dimanche 18 octobre, une autre table ronde en compagnie de Jean-Yves Le Naour était dédiée à un sujet encore sensible auquel il a consacré un livre : Fusillés (Ed. Larousse, 2010). Daniel Wintrebert, retraité passionné d'histoire et auteur du recueil Les tranchées de l'Ancre - Petite anthologie de la Grande Guerre (F. Paillart Ed.), était également présent.

"De 1914 à 1918, plus de 2 300 soldats français ont été condamnés à la peine de mort parmi lesquels 600 environ, ont effectivement été exécutés." Une cinquantaine, "victimes d'une machine de guerre devenue inhumaine", ont été réhabilités par la suite. Jean-Yves Le Naour analyse chacune de ces affaires dans son livre.

 

Le grand public réduit souvent la question des fusillés aux mutineries de 1917. C'est une erreur puisque "les deux tiers des hommes passés par les armes l'ont été entre 1914 et 1915, alors que le nombre de mutins exécutés en 1917 ne dépasse pas la trentaine." En réalité, l'abandon de poste en présence de l'ennemi (puni de mort par l'article 213 du Code de justice militaire) constitue l'un des principaux motifs d'exécution. Même si la notion de "présence de l'ennemi" n'est pas évidente sur le terrain...

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L'affaire des martyrs de Vingré (Aisne) est emblématique de ces exécutions. Le 27 novembre 1914, durant un bref moment de panique, une section recule sur un ordre du lieutenant Paulaud qui niera ensuite l'avoir donné. Vingt-quatre hommes sont traduits en cour martiale. À l'issue d'une véritable "comédie judiciaire", six sont fusillés pour l'exemple le 4 décembre 1914. Ils seront réhabilités le 29 janvier 1921 par la Cour de cassation, mais aucune condamnation n'est prononcée à l'encontre de leur hiérarchie. Paulaud est jugé... et acquitté.

 

Autre grand motif de condamnation : le refus d'obéissance, illustré notamment par l'affaire Lucien Bersot qu'a rendue célèbre un livre d'Alain Scoff, Le pantalon,  paru en 1982 et adapté par Yves Boisset pour la télévision en 1997. À l'hiver 1915, le soldat Bersot, pourtant transi de froid dans son pantalon de toile, refuse d'enfiler le "pantalon rouge souillé de sang et d'excréments" que le sergent fourrier lui donne après en avoir dépouillé un mort.

 

Ses camarades solidaires, viennent trouver le lieutenant André pour prendre la défense de Bersot, accusé de refus d'obéissance. "Or le syndicalisme n'est pas apprécié à l'armée où ce genre de démarche porte un nom : la mutinerie." Lucien Bersot est condamné à la peine capitale et fusillé le 12 février 1915. Il sera réhabilité le 12 juillet 1922 grâce à la ténacité de son épouse.

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Dès les premiers mois de la guerre, l'armée fait la chasse aux mutilés volontaires, assimilant leur réaction au refus d'obéissance ou à l'abandon de poste. Ces soldats sont considérés comme des embusqués qu'il faut punir de mort. En l'absence de preuve ou de témoin, seul le certificat du médecin fait foi. À cet égard, l'une des affaires les plus célèbres - et qui donna lieu à la première réhabilitation en 1915 - est celle des mutilés de Verdun.

 

Dans la nuit du 10 au 11 septembre 1914, le médecin-major Cathoire doit examiner seize hommes blessés à la main ou aux avant-bras. Il en reconnaît six comme coupables, que la cour martiale condamne aussitôt à mort. Par "humanité", on ne fusille que deux d'entre eux, les soldats Odde et Tomasini. En octobre, le procès de l'un de leurs camarades est révisé car il est avéré que le Dr Cathoire a commis une erreur de diagnostic. Après enquête auprès de plusieurs témoins, Auguste Odde et Joseph Tomasini sont réhabilités le 12 septembre 1918.

 

Dans son ouvrage, avant d'étudier en détail les cinquante affaires, Jean-Yves Le Naour les replace dans le contexte politique et judiciaire de l'époque. En 1914, le Code de justice militaire en vigueur, inchangé ou presque depuis le Second Empire, est "inadapté à une armée de citoyens-soldats". Il fait d'ailleurs débat depuis longtemps au sein de la classe politique ; l'affaire Dreyfus, qui défraie la chronique entre 1894 et 1899, l'a largement discrédité. Mais les clivages entre les partis n'ont pas permis de le réformer.

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Lorsque la guerre éclate, "le pouvoir civil abandonne son autorité au pouvoir militaire. Les deux tiers des fusillés de la Grande Guerre le sont entre septembre 1914 et décembre 1915." L'appel n'est plus possible pour les condamnés, ni le recours en grâce. Les cours martiales (ou conseils de guerre spéciaux) sont créés par Joffre le 6 septembre 1914 pour juger les flagrants délits. Elles sont largement employées, leurs décisions sont expéditives et sévères. "Le principe de la justice civile qui préfère innocenter un coupable plutôt que de punir un innocent n'a pas cours de la même façon dans l'armée, tout particulièrement en temps de guerre."

 

Lors de notre débat, Daniel Wintrebert rappelle les conséquences graves pour l'entourage des condamnés qui doit faire face au deuil : "Après des années de guerre, le titre d’ancien combattant était refusé aux soldats fusillés. Conséquences : exclusion de toute pension pour les veuves, orphelins, parents. Les familles subissaient rejet et honte dans leur propre commune. La plupart du temps, leurs noms étaient exclus des monuments aux morts."

 

À partir de 1915, quelques cas reconnus comme des erreurs judiciaires incitent les parlementaires à restaurer un contrôle sur les affaires militaires. Bien que "Joffre se crispe et s'agrippe à son pouvoir quasi dictatorial", les cours martiales sont supprimées le 27 avril 1916. L'armée reprend la main après les mutineries de 1917 mais "le 24 décembre 1918, Clémenceau abolit par décret toutes les mesures exceptionnelles du temps de guerre, et notamment l'interdiction des recours en révision pour les peines autres que la mort et les travaux forcés."

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Le chemin vers la réhabilitation sera long et difficile. "En 1919 et 1920, la cause des fusillés innocents est encore inaudible dans la société française qui enterre ses morts et panse ses blessures." La Ligue des Droits de l'Homme (créée au moment de l'Affaire Dreyfus en 1898) et les associations d'anciens combattants soutiennent les familles dans leurs démarches. La Cour de cassation dont la mission est de juger la forme et non le fond des affaires, semble inapte à lever les blocages. Ces dossiers particuliers sont finalement confiés à une cour spéciale de justice qui se réunit pour la première fois le 4 juin 1933, dans une relative indifférence.

 

Sur le plan politique, le sort des fusillés reste un sujet délicat. À Craonne, le 5 novembre 1998, le Premier ministre Lionel Jospin souhaite que les mutinés "réintègrent aujourd’hui notre mémoire collective nationale !" puis à Douaumont le 11 novembre 2008, le Président Sarkozy considère que "le temps est venu d'honorer tous les morts". Comme le précise Daniel Wintrebert, le Conseil général de l’Aisne a, le premier en France, demandé le 16 avril 2008 la réhabilitation globale des fusillés pour l’exemple ; suivi des autres départements de Picardie, la Somme et l’Oise en novembre 2011. Pour autant, la réhabilitation générale, telle que la Grande Bretagne l'a mise en oeuvre en 2006, n'est pas à l'ordre du jour...

Tag(s) : #Animation de débats et rencontres

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